Les Cahiers du travail social n°59-60
L’utopie vécue : les expériences des utopies concrètes.
Existe-t-il donc des utopies « qui viennent d’en bas », des « actions spontanées des individus libres » qui ont été instruites comme des expériences utopiques concrètes ? C’est ce que révèle l’étude historique de Ronald Creagh. Dans son ouvrage Laboratoires de l’Utopie, Les communautés libertaires aux États-Unis, il se consacre à l’analyse des communautés libertaires, expériences collectives aux conceptions très opposées aux utopies « d’en haut » élaborées par les philosophes politiques et les théoriciens de l’utopie et toujours imposées aux masses populaires. Le premier point sur lequel insiste R. Creagh, c’est la définition de son champ d’investigation de l’expérience utopique et, par extension, la définition qu’il accorde à l’expérience utopique, fondée sur la subversion de l’expérience par rapport à la société qui l’accueille :
Existe-t-il donc des utopies « qui viennent d’en bas », des « actions spontanées des individus libres » qui ont été instruites comme des expériences utopiques concrètes ? C’est ce que révèle l’étude historique de Ronald Creagh. Dans son ouvrage Laboratoires de l’Utopie, Les communautés libertaires aux États-Unis, il se consacre à l’analyse des communautés libertaires, expériences collectives aux conceptions très opposées aux utopies « d’en haut » élaborées par les philosophes politiques et les théoriciens de l’utopie et toujours imposées aux masses populaires. Le premier point sur lequel insiste R. Creagh, c’est la définition de son champ d’investigation de l’expérience utopique et, par extension, la définition qu’il accorde à l’expérience utopique, fondée sur la subversion de l’expérience par rapport à la société qui l’accueille :
« [...] je voudrais ici examiner, de façon succincte, les communautés libertaires, c’est-à-dire fondées sur le refus de toute forme de domination ; celles-ci approfondissent la différence qui sépare les groupes utopiques de leur société.
En effet, bien des communautés ne méritent pas le nom d’utopiques — dans le sens que nous verrons plus loin —, car elles ne témoignent pas d’un imaginaire subversif ; elles demeurent dans des formes acceptables et reproduisent les modèles dominants ; elles ne défient pas la loi, « le système », elles ne percent aucune frontière de l’ordre établi » [Creagh, 1983, pp. 8-9].
En effet, bien des communautés ne méritent pas le nom d’utopiques — dans le sens que nous verrons plus loin —, car elles ne témoignent pas d’un imaginaire subversif ; elles demeurent dans des formes acceptables et reproduisent les modèles dominants ; elles ne défient pas la loi, « le système », elles ne percent aucune frontière de l’ordre établi » [Creagh, 1983, pp. 8-9].
Nous avions déterminé la critique politique de l’utopie par la comparaison entre le vécu et l’imaginé, entre le quotidien et l’idéal. Dans le projet de l’utopie concrète, nous assistons également à la comparaison entre une société et une expérience collective, c’est-à-dire une confrontation entre un segment du social modifié et les formes sociales normales au sens durkheimien du terme. Mais, la nature de l’utopie concrète limite le projet utopique : insérer dans un système social qu’elle rejette ou qu’elle cherche à modifier, l’expérience utopique ne peut constituer qu’une avant-garde, qu’une sorte d’aristocratie utopiste aux objectifs limités et sectoriels, car elle reste constamment soumise aux exigences sociales et aux offensives, voire à l’impérialisme, des forces sociales qui l’entourent. La dissidence sociale, libertaire, non-violente des expériences décrites par Ronald Creagh montre à quel point, tout comme l’utopie théorique, le couple « société vécue/société voulue » est inséparable, enchevêtré, et ce point constitue peut-être le nœud du problème utopique :
« Le projet ambitieux de Robert Owen était d’exhiber un modèle de société universel ; plus modeste, Warren se contentait de l’expérimenter. Quelques-uns, sans doute, souhaitèrent aussi déstabiliser les institutions établies. Mais les esprits plus sobres, et c’est le cas général, s’assignèrent un but limité qu’ils atteignirent souvent : vivre leurs idées sur un terrain favorable, construire un foyer de convivialité, créer un système éducatif conforme à leurs idéaux, ou encore établir un camp retranché, une base logistique qui entretiendrait la dissidence, voire qui provoquerait des zones de turbulence sociale. [...]. Substituant des organisations volontaires aux institutions imposées, il doit se situer en dehors de la structure sociale établie » [Creagh, 1983, p. 194].
Le succès de certaines expériences a toujours été limité dans le temps, et comme le précise l’auteur, surtout dans l’espace :
« Les milieux utopiques, comme tout phénomène social, avaient besoin non seulement d’un espace symbolique, mais aussi d’un espace géographique : celui-ci s’est révélé friable. Cet effritement ne provient pas de je ne sais quel irréalisme d’acteurs hypnotisés par un mirage, mais parce que la lutte des classes (que j’entends ici au sens large) se joue sur un territoire : la conquête d’un espace libre reste soumise à l’hégémonie des groupes dominants. [...].
Et ce système dicte sa loi à l’espace utopique » [Creagh, 1983, p. 195].
Et ce système dicte sa loi à l’espace utopique » [Creagh, 1983, p. 195].
L’échelle des expériences utopiques vécues.
La sociologie halbwachsienne a largement démontré l’imprégnation des valeurs et des imaginaires sociaux et la continuité de l’aliénation sociale dans l’espace : c’est bien par le substrat géographique que les expériences utopiques ont subi avec le plus de force la reconquête sociale des formes normales. Le premier acte du roi Utopus fut de créer une île : Thomas More avait-il l’intuition que la construction d’une société utopique ne pouvait s’accorder, à l’image des monastères et des couvents, qu’avec une retraite stricte et une autarcie radicale ? En ce qui concerne les expériences américaines, pourtant à l’aise dans cet espace nord-américain encore à conquérir au XIXe siècle, les « bulles collectives » utopistes n’auront pas résisté à la progression de la société et à l’établissement d’autres « colonies », intégrées et conquérantes, à proximité des espaces « utopiques ». Les droits de propriété ont joué ce cheval de Troie par lequel la société environnante a reconquis l’espace utopique et mis fin aux projets de modification des institutions. La reconquête est d’autant plus aisée que les expériences libertaires d’utopie concrète s’inscrivent, par nature, dans un rejet de la domination et, par conséquent, par le refus d’un processus d’imposition : comment défendre alors un programme « avant-gardiste » ou « révolutionnaire » contre des traditions, des comportements et des attitudes structurantes ?
L’espace utopique dont dépend l’expérience libertaire utopique est contraint, à la fois, par l’espace social dans lequel il prend « corps » et par la « subversion » du projet qu’il tente de matérialiser. De ces deux contraintes, naissent des expériences diverses mais qui toutes aboutissent à la même conclusion : l’expérience utopique vécue est limitée dans le temps et l’espace, avec pour conséquence et constante le regroupement de communautés à dimension humaine. À l’opposé des propositions des utopies théoriques, l’expérience utopique vécue ne peut modifier que quelques secteurs des formes sociales habituelles et n’engage qu’une partie de la population en accord avec le projet utopique. Or l’accord se joue quotidiennement, dans un rapport communautaire, c’est-à-dire dans un rapport d’homme à homme et non d’institution à individu :
« À la dynamique conquérante de la domination capitaliste de l’espace s’oppose l’utopie vécue qui confronte les contradictions et les hiatus au sein même de la réalité sociale. La dialectique du choix utopique projette dans l’espace géographique des solutions très différentes selon le temps et les lieux, depuis l’enclos réservé aux initiés jusqu’au caravansérail cosmopolite et hétérogène. Pourtant, par un mouvement récurrent, reparaît toujours la même visée : créer un espace à dimension humaine, différent aussi bien de la mégalopole que du désert rural, suffisamment vaste pour permettre l’ensemble des activités sociales, mais assez restreint pour permettre aux participants des relations de face à face » [Creagh, 1983, p. 196].
Ainsi d’une part, nous avons des utopies théoriques, non réalisées et non réalisables tant la cohérence sociale de ces utopies est impossible à concrétiser, et d’autre part, nous avons des expériences utopiques limitées dans le programme et par la dimension de l’espace utopique. Nous voyons là une nouvelle fois le peu de crainte à avoir des propositions utopiques d’un point de vue démocratique.
(à suivre)
Claude DE BARROS
Références bibliographiques
BACZKO Bronislaw, Les imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, coll. Critique de la politique, Paris, Payot, 1984. BOUCHET Thomas, PICON Antoine, RIOT-SARCEY Michèle (dir.), Dictionnaire des Utopies, Paris, Larousse, VUEF, 2002. CREAGH Ronald, Laboratoires de l’Utopie. Les communautés libertaires aux États-Unis, coll. Critique de la politique, Paris, Payot, 1983. LABOURDETTE Jean-François, Histoire du Portugal, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2000. MANDROU Robert, Introduction à la France moderne, 1500-1640. Essai de psychologie historique (1961), Paris, Ed. Albin Michel, coll. Bibliothèque de «L’Évolution de l’Humanité», 1998. MORE Thomas, (a), L’Utopie ou le traité de la meilleure forme de gouvernement (1516), traduction de Marie Delcourt, présentation et notes par Simone Goyard-Fabre, coll. Œuvres de philosophie politique, Paris, Flammarion, 1987. MORE Thomas, (b), L’Utopie (1516), traduit de l’œuvre anglaise par Victor Stouvenel (1842), (document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi dans le cadre de la collection : « Les classiques des sciences sociales ». Site web : http://classiques.uqac.ca/classiques/More_thomas/more_thomas.html VEYNE Paul, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Paris, Albin Michel, coll. Idées, 2007. ZAMIATINE Eugène, Nous autres (1920), traduit du russe par B. Cauvet-Duhamel, préface de J. Semprun, Paris, Éditions Gallimard, coll. L’imaginaire, 1971.